Franck Elgar

Préface du catalogue d’exposition - Galerie Blumenthal, 1961

Des réputations s'acquièrent à grand renfort de publicité, de propagande, de manifestations tapageuses, qu'il faut multiplier sous peine de voir la curiosité du public céder à la lassitude. Le succès obtenu par de tels moyens est éphémère et l'étoile un moment apparue dans le ciel s'éteint tout d'un coup sans laisser de trace. D'autres réputations s'établissent dans le secret du travail et le silence de l'atelier. Ce sont les plus durables. Des peintres qui ne font point parler d'eux, qui exposent rarement, qui se tiennent à l'écart des vaines agitations, préférant consacrer leur temps et leurs forces au labeur et à la réflexion, finissent par trouver leur heure sans l'avoir cherchée, alors que d'autres s'épuisent à la cher- cher sans pouvoir jamais la trouver.

Géza-Szobel est l'un de ces grands solitaires dont la dignité répugne à se compromettre dans la quête hâtive d'une notoriété de mauvais aloi. Il n'est à ses yeux de réussite autre que celle d'une œuvre patiemment élaborée, constamment enrichie, profondément méditée. Et s'il consent, après plusieurs années d'incorruptible isolement, à la soumettre aux suffrages des critiques et des amateurs, c'est, croyez-le bien, avec la certitude qu'elle est en mesure de les affronter.

Pourquoi la peinture de Géza-Szobel a-t-elle pris, dès 1956, une voie nouvelle? Comment a-t-il dès lors renoncé aux stables architectures, aux formes denses, rudement délimitées, aux cou- leurs graves, nourries jusqu'à saturation? Il vous répondra lui- même : « Parce que je ne pouvais pas faire autrement ». Car s'il n'est pas imperméable aux idées et à la sensibilité de son époque, s'il n'en repousse pas les injonctions diffuses, sa manière de dire ce qu'il a à dire lui est imposée du dedans. Il a senti, à un moment donné, imprévisible, la nécessité d'un de ces brusques coups de barre dont la carrière des maîtres nous offre maints exemples: c'est Van Gogh, qui passe brusquement de la peinture noire à l'exaltation violente de la couleur; Cézanne qui renie soudain l'impressionnisme; c'est encore Braque qui abandonne le Fauvisme pour le Cubisme...

 Il y a donc cinq ans environ que Géza-Szobel a éprouvé irrésistiblement le besoin d'un nouveau langage. Ses formes se mettent en mouvement, la lumière envahit l'espace, la couleur s'allège et s'éclaircit. Et puis, le mouvement s'accélère, les formes se délient, se fragmentent en signes qui se juxtaposent, se chevauchent, s'imbriquent, en rubans, qui s'enroulent ou se déroulent, en méandres, en ondes, en boucles, en oves, qui se groupent en trame serrée ou se dispersent au gré d'un rythme que soutiennent le souvenir des choses de la nature et la logique d'une pensée toujours en éveil. Entre les fortes structures ou les mailles fines de la composition, l'air circule, communique au tableau un frémissement, une vibration qu'accentuent la souplesse du graphisme, la vivacité des tons purs, le contraste des noirs profonds et des gris diaphanes.

 'on est d'autant plus surpris de la fraîcheur du coloris que l'artiste emploie une matière âpre, sèche, mate, qu'il récuse les séduisantes facilités de la peinture fluide, imprégnée d'huile. Aussi a-t-il dû inventer une technique adéquate: il utilise des supports en contre- plaqué, préparés par lui-même de façon que le panneau absorbe, dans une proportion judicieusement calculée, une partie des pigments et l'excipient en excès.

Ce procédé s'ajoute à l'ordonnance architecturale pour donner à l'œuvre l'aspect d'une fresque et une ampleur murale, bien qu'elle garde les propriétés spécifiques d'un tableau. Et ce tableau n'est jamais une composition décorative: le lyrisme de Géza-Szobel s'y exprime avec un dynamisme, une joie, une santé qu'on ne trouvait pas dans ses travaux antérieurs, dont le caractère mélancolique, sinon dramatique, était évident. Ce tableau ne se présente pas, non plus, comme un ensemble de formes et de couleurs abstraite- ment conçu, soumis à l'apriorisme du concept. Il n'est pas davantage le résultat d'impulsions organiques ou d'effusions affectives. Quoique nous ne puissions y reconnaître, de prime abord, aucune représentation figurative, l'œuvre de Géza-Szobel est issue d'une vision naturelle du monde, d'un choc émotionnel déterminé par une réalité sensible. Ni banalité, ni maquillage. C'est pourquoi, cette noble, cette exaltante peinture, en dépit de son accent insolite et de ses audacieuses inventions, nous réserve un accueil si amical, si avenant, si familier.

 

Frank ELGAR