Denys Chevalier – Catalogue Blumenthal 1963
Lorsque, pour la première fois depuis deux ans, il y a peu, il me fut donné de voir un ensemble de tableaux récents de Géza-Szobel, j'assistai à un assez rare et merveilleux spectacle. D'abord, miraculeusement renouvelée, l'expression du peintre n'en restait pas moins constamment fidèle à elle-même, à son passé, à une certaine qualité d'espace, à une poétique. Nul doute que ces toiles étaient bien des Géza-Szobel et des meilleurs.
Ensuite, j'y découvrais une sorte de climat affectif indéfinissable, dû, peut-être, entre autres, à la libération baroque de l'écriture. Ainsi, devant certaines formes puissamment modelées, jusque dans leurs plus paroxystiques convulsions, je ne pouvais m'empêcher de penser au Bernin et à toute cette lignée d'artistes, plus ou moins admirés suivant les époques, qui, du Lacoon à Sainte Thérèse, nous ont laissé ces magnifiques témoignages de l'exaltation et de l'extase. Mais laissons cela. J'aurai, plus tard, l'occasion de revenir sur ce point. Ce que je voudrais dire tout de suite, c'est combien j'ai été frappé, et même bouleversé, par deux toiles, l'une évoquant des enchevêtrements inextricables, non point d'anatomies mais, plus précisément, de propositions d'anatomies, l'autre suggérant comme un combat d'éléments aux formes gonflées de colère et emportées par un souffle impétueux dans une espèce de délire torrentiel (encore que remarquablement coordonné) d'expression.
Devant cette dernière, à laquelle je m'intéressais particulièrement, devant sa perspective renversée comme si les formes étaient vues par en-dessous, devant la générosité de son traitement plastique, la fulgurance dramatique de ses lumières, ses caractéristiques épiques, j'imaginais le résultat que donnerait sa transposition à une échelle monumentale, celle d'un plafond, d'une coupole... C'est alors que je parlai à Géza-Szobel de Michel-Ange et de la Sixtine.
"Tu ne crois pas si bien dire, m'interrompit-il, en effet, j'ai brossé ce tableau à mon retour d'Italie, de Rome, où tous les jours j'allais contempler les Sybilles, les Prophètes, la Création de l'Homme etc. Quant à la transposition de ce sentiment épique dans un grand format, voici ce qui en est sorti ". Et il me montra, en l'éloignant du mur contre lequel elle était retournée, cette magnifique et grandiose composition qu'il destinait alors au Salon de Mai.
Oui, embellie, magnifiée, rendue encore plus convaincante par l'échelle quasi monumentale, c'était bien la même puissante émotion qui menait ces masses à l'assaut d'un ciel de commencement ou de fin du monde. Comme je ne me connais aucun don de divination, ce que j'ai vu, senti et compris peut l'être, me semble-t-il, par n'importe qui. Et je réfléchissais, devant cette preuve irréfutable que me donnait l'artiste de la clarté avec laquelle il savait restituer ses intentions (dépourvue de tout recours à une représentation objective quelconque) si ce n'était pas précisément en cela, dans cette clarté des intentions, que résidait la meilleure définition de cette fameuse nouvelle figuration dont tout le monde parle aujourd'hui sans être à même d'en fournir la moindre explication théorique.
Dans ce cas, pourquoi Géza-Szobel n'aurait-il pas fait de la nouvelle figuration comme Monsieur Jourdain de la prose? Sans le savoir. En effet, si les fondements esthétiques de cette nouvelle figuration s'appuyaient désormais sur l'intentionnalité, nul plus que Géza-Szobel, chez lequel l'évidence du sentiment reste le plus sûr moyen d'atteindre la réalité physique, ne me semblerait davantage qualifié pour les accréditer plastiquement.
C'est de cette façon que, pour moi-même, je tirais de cet échange verbal d'impressions une sorte de valeur d'enseignement d'ordre esthétique, et que, à travers ce qui aurait pu n'être qu'une simple coïncidence, une prémonition, une amusante expérience de transmission de pensée, s'explicita une fois de plus, et sans que je l'eusse voulu le moins du monde, l'éternel et insoluble problème (éternel parce qu'insoluble) des rapports de l'art et de la réalité.
J'en viens, maintenant, à ce par quoi j'aurais peut-être dù commencer, l'étude de l'évolution artistique de Géza-Szobel, ses constantes d'expression, ses acquisitions techniques et autres, ses singularités et ses points de rencontre avec les tendances générales de la peinture d'aujourd'hui.
A propos de ces derniers, je remarque tout d'abord que le baroquisme du peintre remonte déjà, dans son art, à plusieurs années. Témoignant, comme le dit si joliment l'artiste lui-même, d'une sorte de "nostalgie de l'impressionnisme", il emprunte les formes d'une nette réaction contre les influences cubistes et fauves, par le refus de toute ligne droite, d'une part, par l'abandon du ton local, d'autre part. Cependant, conséquence de ce refus de la ligne droite et liée à une recherche d'équivalence plastique des processus continus de création de la nature, l'utilisation exclusive de l'expressivité graphique des courbes me semble également déterminée par une vision sensualiste qu'on pourrait presque qualifier de latine par ses caractères et origines. Organisées assez souvent autour d'un point central, d'un nœud ou, mieux encore, d'un cœur, les compositions de Géza-Szobel, formellement et chromatiquement, se répartissent suivant des tensions ou compensations d'où tout hasard est très délibérément banni. Rien du chaos expressioniste ici, mais, au contraire, le beau souci, volontairement assumé, du langage clair, de la résonnance juste. C'est, sans doute, en ce domaine que le peintre a tiré le principal enseignement de sa culture méditerranéenne.
Aucun bonheur fortuit, d'ailleurs, ne saurait expliquer ces constantes réussites dans l'ordre des échos colorés qui se répondent, des tons graves et veloutés, tantôt sourds et profonds, tantôt transparents, cristallins ou ténus qui alternent et se déterminent réciproquement comme autant de contre-points. Car la peinture de Géza-Szobel est conçue comme une musique, une symphonie de formes et de couleurs, et le vocabulaire musical peut aisément servir à l'approche littéraire de l'œuvre de l'artiste. Comme une symphonie, cette dernière a réclamé, lors de sa formulation, non seulement un travail obstiné, mais encore un contrôle incessant et surtout la préservation des qualités d'une inspiration s'étendant parfois sur de longs mois. En effet, orgueil, gageure où conscience professionnelle ?... Géza-Szobel n'abandonne jamais une toile qui "vient mal". Il ne la détruit, ni ne la recommence. Il la continue en s'acharnant, traquant la réussite, jusqu'à l'épuisement. Une telle pratique de l'art n'est donc ni un passe-temps ou un jeu, ni un travail. C'est un véritable combat, une lutte épuisante, un authentique corps à corps d'où le peintre, il faut le reconnaître, sort presque toujours vainqueur. Mais à quel prix... Celui de sa santé me semble-t-il. J'ai parlé, plus haut, des processus continus de création de la nature que Géza-Szobel me parait chercher à retrouver. En effet, je crois que c'est à ceux-ci que s'apparentent tels développements morphologiques, dans certains tableaux du peintre, qui suggèrent des idées de proliférations et reproductions cellulaires. Quoi qu'il en soit, il doit rester bien entendu que l'ambition de l'artiste n'est pas de représenter quelque chose existant déjà dans la nature, mais, grâce au potentiel vital inclus dans la plus petite fraction de ses surfaces, quelque chose qui "pourrait " exister. Quant à la couleur, dans ses œuvres récentes, encore qu'elle soit plus montée, plus claire et plus vive qu'autrefois, le peintre se garde soigneusement de lui accorder une valeur en soi, de la considérer isolément, de l'utiliser, donc, intrinsèquement. Car, chez Géza-Szobel, chaque couleur n'a de réalité plastique que par rapport à son environnement qui la détermine et est déterminé par elle suivant une sorte de relativité dialectique où se trouve impliqué, au même titre que dans sa composition ou son écriture, le principal objectif du peintre depuis quelques années : le mouvement.
Outre une plus grande importance que jadis dévolue au rôle de la couleur, je remarquerai encore, parmi les signes extérieurs de l'évolution de Géza-Szobel, l'intérêt qu'il accorde maintenant au geste en tant que moyen d'expression. Rien de surprenant à cela, au surplus, puisque le geste, avec le mouvement qui en est le moteur, restent les procédés d'élocution privilégiés de l'expression baroque. Cette dernière, d'ailleurs, pour le peintre, est moins destinée à lui faire renouer le contact avec une réalité qu'il n'a, à vrai dire, jamais complètement perdue de vue, qu'à lui permettre d'accéder plus intimement aux sources mêmes de la vie d'où son art tire sa justification majeure.
Pour en terminer avec "la nostalgie de l'impressionnisme ", que Géza-Szobel ne prétend point ne pas subir, elle est moins contradictoire qu'il y parait avec une expression picturale basée sur le geste et sa trace sur la toile, sa fixation visible: le dessin. En effet, elle se manifeste surtout, cette nostalgie, ainsi que je l'ai déjà signalé plus haut, non par l'abandon de toute écriture (sensuelle et toute en courbes aujourd'hui, après avoir été intellectuellement rectiligne) mais par celui du ton local. Personnellement, j'inclinerais assez à penser que c'est dans l'espèce de synthèse des nécessités structurelles (droites et classiques ou courbes et baroques, qu'importe) et des exigences spatiales de la vie, à caractère impressionniste, que le peintre a puisé sa force de résistance à une informalité et à un tachisme où tant d'autres, avant lui, s'enlisèrent. Renchérissant, même, sur la nécessité intérieure qui le pousse à structurer ses organisations de plans, l'artiste, depuis peu, brosse ces derniers dans le sens de leur forme, accentuant ainsi leur signification irréfutable et inéluctable de manifestation de la vie.
Autre singularité, enfin, de l'évolution de Géza Szobel, à ajouter au geste, à la forme suivie à l'intérieur du plan, à l'exaltation chromatique, mais technique celle-ci, l'emploi des glacis mats aussi transparents qu'avant, certes, mais ne brillant plus et donnant par conséquent naissance à des espaces moins mystérieux peut-être, mais plus naturels, plus concrets, oserais-je dire.
Ainsi, si les transparences peuvent effectivement, être comptées au nombre des constantes de l'expression de Géza Szobel, (avec les pâtes travaillées jusqu'à la somptuosité, les espaces d'une extrême fluidité, les graphismes méandriques, tentaculaires, insinuants etc.), il n'en demeure pas moins que les couches de lumière qu'elles superposent, sans les confondre, dégagent une émotion plastique différente, réellement nouvelle, aussi cristalline quoique davantage chaleureuse, généreuse, sensuelle presque. Sans doute cela provient-il du fait que leur cohésion, non plus arbitraire et vaguement géométrale, mais proprement organique, leur est moins imposée par le peintre que secrétée par elles-mêmes suivant un ordre de création quasiment biologique.
C'est un peu ce qui se passe avec la lumière. Celle-ci n'émane pas du plan qui se contenterait de la réfléchir, à la façon d'un miroir, mais des profondeurs mystérieuses du plan d'où elle se diffuse et s'irradie par suintement, par osmose. Car le plan d'un tableau de Géza-Szobel, sa surface, est patiemment nourri, alimenté comme un organisme en croissance afin qu'il soit toujours plus vivant, plus apte à témoigner d'une action. Au demeurant, chez l'artiste, mieux que témoignage d'action, sa peinture est action.
En ce point précis me semble résider la raison pour laquelle, devant une peinture de Szobel (et je pense là plus particulièrement à ce tableau-manifeste qu'il a intitulé "Les Demoiselles de Ménilmontant") le spectateur a l'impression de participer à la création. Il suit le geste de celle-ci et épouse la démarche du peintre non point seulement mentalement, mais sur le plan physique presque. Je vois là, dans ce mimétisme proposé, la découverte d'un assez beau mécanisme de transfert. Que la participation du spectateur, sa réquisition, sa connivence, mettons, détermine, chez ce dernier, de cruelles ruptures d'habitudes, des efforts, voire certains malaises, est inévitable. Mais il ne saurait en être autrement pour toute formulation artistique inédite. En revanche, de quels riches émois, de quelles satisfactions ou exaltations n'est-il point payé s'il accepte cette sorte de libération de soi-même que Géza Szobel lui propose.
Pour conclure, par delà la technique tellement maîtrisée du peintre, par delà ses motivations et ses recherches, par delà, même, l'authenticité de sa plastique, c'est en cela, dans cette entreprise de libération de l'homme de tout ce qui le limite affectivement, ou intellectuellement, que me semble consister la valeur exemplaire de l'œuvre récent de Géza-Szobel.
Denys Chevalier.